Décalés…


Garder ses repères, même par mauvais temps

Henri me proposa d’aller à la pêche. Nous avons navigué jusqu’à approcher les îles et, là, il arrêta le “bateau“ (simple barque… mais de pêcheur !) en un point que mon esprit de terrien ne pouvait supposer : la maîtrise de l’espace est commune aux nomades et marins. Nul besoin de l’interroger : il me révéla (secret inviolable !) la triangulation entre le phare de l’île aux moutons vers le sud et, vers l’est, l’alignement d’un gros arbre avec la grande façade blanche, là-bas, sur la côte, à Mousterlin. Nous étions arrivés : il descendit sa ligne… juste à l’aplomb du trou de quelques 25 cm de diamètre où se nichaient araignées et crabes. Le repas était prêt. Simplement servi par deux alignements depuis le large.

Puisque les jours se succèdent et se ressemblent, Henri confiait au vieux phare sa vie de pêcheur… et, bien sûr, jamais ne lui vint l’idée que le phare un jour pourrait ne plus remplir son rôle.

À Hjørring, sur la côte danoise, personne ne songea au devenir des pêcheurs.

Un amer déplacé… tout est à reconstruire !

Le déplacement d’un phare sur les côtes de la Mer du Nord fut-il les prémices d’un grand bouleversement ?

Le phare de Rubjerg Knude avant son déplacement
(https://detienne.net/phares/divers_rubjerg_knude_fr.php)

À quoi sert un phare ? À signaler le littoral la nuit, plus particulièrement s’il est escarpé et donc dangereux pour les navires. Le battement de ses paupières est rythmé pour l’identifier : sur tous les rivages, ces monuments sont donc des étoiles fixes auxquels les marins confient leurs périples en mer.

Le 22 octobre 2019, les medias danois s’attardèrent sur le déplacement d’un phare, limitant toutefois leurs informations à la prouesse technique et les conséquences bénéfiques de l’évènement sur le développement touristique. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement dans ces temps où toute justification se résume à des montants chiffrés ? Or, justement, au-delà de la préservation saluée d’un édifice ancien, d’autres arguments auraient bien pu être avancés s’ils n’avaient été teintés de surréalisme.

Alors que rien ne lui échappe alentours —tel un oiseau de nuit—, le phare du haut de ses 23 mètres n’en crut pas ses oreilles : les conversations à son pied évoquaient un déplacement de son assise ! Devenu aveugle (édifié en 1899, il prit sa retraite en 1968), le phare de Rubjerg Knude sentait bien que la mer rognait progressivement la côte. D’ailleurs, effrayée par les assauts de plus en plus vindicatifs, la dune se repliait tant bien que mal à l’intérieur des terres : déjà, la colline de sable avait englouti quelques bâtiments annexes !

Le phare de Rubjerg Knude avait de quoi frémir : il ne serait pas le premier à disparaître sous la masse des démolisseurs avant que la mer ne s’en charge. Car, au Danemark, des générations de phares se souviennent de la destruction sur l’île de Ven de l’étonnant observatoire d’Uraniborg transformé en carrière de pierres par les habitants du lieu, à peine Tycho Brahé eut-il tourné le dos.

(Archives de Navarre, Pamplona)

Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque, de toute sa hauteur restée exactement verticale, il se sentit glisser sur des rails, lentement, très lentement, vers un nouvel emplacement, à 60 mètres de là. Le pire fut évité : le phare survivra. Mais quels remous dans les chaumières ! Depuis la côte jusqu’à l’horizon extrême, impossible dorénavant de se fier à l’amer si précieux auquel chaque navigateur —pêcheur ou marin— doit sa conduite à “vue“ !

60 mètres seulement ? En fait, un bouleversement comparable au plus léger basculement de l’axe de rotation de la Terre !

Sur cales ?

Décalé aussi le présent propos rédigé à l’abri des vieux murs d’une forteresse que sa seule stature désignerait inviolable. Je qualifie souvent la maison de gros navire sur cales. Cette fois, toutes voiles amenées, elle a recouvré sa capacité à observer, muette, l’Histoire qui frappe un grand coup dans notre présent. Autour de Ferrières, tout est silence… en écho au silence de tous les pays de la Terre. Seules, aux beffrois et clochers, les heures sonnées mâchent le temps. Inexorable.

Le silence rythmé
(photo d’Antonio Garcia Omedes)

Parfois, l’espace de paix intérieure est plus proche que nous ne le pensons.
À Jaca, le cloître de Las Benitas est un lieu où vous pouvez entendre le silence rythmé par l’eau de sa fontaine. La cloche scellée de la croix de saint Benoît est chargée de marquer les heures monastiques.
Si proche et si éloigné de cette époque folle qu’il nous est donné de vivre.

Antonio Garcia Omedes,
Facebook, 7 novembre 2013
(trad. OC)

Médecin en charge de pestiférés (XVIIè siècle)

En moins de temps qu’il ne fallut pour apprendre son nom, le virus se glissa dans tous les discours, menaçant les peuples et leurs dirigeants. Depuis, ressurgissent d’une époque oubliée les réflexes de l’enfermement ainsi que les rumeurs destinées à se rassurer en éveillant les peurs.

Partout, des silhouettes hâtives cherchent pitance dans quelque boutique entrebâillée. À Santiago de Compostela une messe a été dite dans la chapelle consacrée à saint Roch pour qu’il éloigne la peste.

Le sommeil de la raison produit des monstres
(Goya, “Caprichos“)

Même les oiseaux de mauvais augure sont réapparus. Sauf que, cette fois, ils ressemblent plus aux rapaces nocturnes avec le nez crochu plongeant vers le menton qu’aux médecins antiques affublés d’un “promontoire“ impressionnant. Tous à l’œuvre pour tenter d’endiguer le tsunami annoncé.

Mal calé

Excès de folie tapageuse de la part des medias, fête des gueux sur les réseaux sociaux, réinvention de la Bazoche d’un balcon à un autre sur les barres d’immeubles, airs d’opéras chahutés dans les avenues dès la nuit tombée…

Partout ce même sentiment mêlé d’appels à la raison et d’angoisse produisant des monstres…

« … car voici le soir et déjà le jour est sur son déclin » (Luc XXIV, 29)
Les pèlerins d’Emmaüs (Paul Bril, 1617, Musée du Louvre)

Mais le renard revint à son idée:
Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé…

Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, chapitre 21

 

Le vent se lève ! … Il faut tenter de vivre !

Paul Valéry, Le Cimetière marin

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