Entre théâtre et rituel


Intervention d’Olivier Cébe 
Le vendredi 9 septembre 2016 en l’Hôtel de Ville d’Obanos (Navarre)

Table ronde organisée à l’occasion des 50 ans du “Misterio de Obanos” intitulée :

Importance et impact des représentations historiques dans les domaines sociaux, culturels, économiques

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De gauche à droite : M. Juan Ignacio Goñi, Maire honoraire de Obanos ; Mme Dori López Jurío, directrice du service d’action culturelle au département de Culture de Navarre ; M. Juan Ignacio Elorz Torrecilla, Maire de Obanos ; Mme Berta Tricio, “Cronicón de Oña”, membre de la conféderation européenne des fêtes et manifestations historiques ; Olivier Cébe ; M. Jesus Zulet, chercheur, directeur du centre d’interprétation de la Tour d’Olcoz.

Quelques références

Cette tradition appartient depuis l’Antiquité à la culture de l’Europe occidentale – en particulier en Europe du Sud -, mais se retrouve également dans d’autres contrées du Monde.

On peut citer par exemples, les cavalcades lors de fêtes et cérémonies, les entrées solennelles organisées lors de la visite du Roi dans une ville et les spectacles qui sont donnés en son honneur, mais aussi les “monstrances” dans les églises quand elles s’accompagnent d’un cérémonial mêlant des fidèles costumés symbolisant les saints et leur époque au clergé en vêtements liturgiques, les cortèges et festivités de rue dont la tradition des géants qui se répand actuellement dans tous les pays de l’UE, etc…

Dans les églises, l’architecture et la décoration forment le décor propre à accompagner et magnifier le théâtre liturgique dans lequel les fidèles sont appelés à être plus que des spectateurs : des acteurs. De ce point de vue, on peut dire que la liturgie transforme le sanctuaire en une véritable scène de représentation théâtrale. En effet, à la suite de l’effondrement de l’empire romain, la lente restructuration de la société s’accompagne d’un pouvoir grandissant des institutions ecclésiastiques : le drame liturgique qui avait animé les sanctuaires antiques (dits païens) reprend alors le rôle qu’il avait perdu au début de l’ère chrétienne. Ce développement impose peu à peu l’agencement intérieur des églises, influence qui s’étendra progressivement aux conceptions architecturales des édifices.

Ainsi, la nef de l’église se présente-t-elle comme l’avenue menant au Paradis. Les chapelles latérales simulent autant d’étapes de la “Scala Coelis” conduisant au chœur, lieu sacré où la présence divine se manifeste au fidèle sans lui être accessible. Dans la même cohérence, l’extérieur du sanctuaire se pare de décors symboliques préparant les fidèles à l’action liturgique qui les attend à l’intérieur : sur la façade, les portes sont encadrées par les prophètes, les saints et les évangélistes, descendus tout exprès du Paradis pour les ouvrir.

Il est déjà possible d’y déceler des caractéristiques que nous allons rencontrer au cours de notre propos :

  1. la représentation théâtrale qui ramène l’évocation d’une action virtuelle dans l’espace réel ;
  2. la définition des objectifs qui ont présidé au choix du scénario et l’identification des acteurs au rôle qui leur est attribué ;
  3. leur participation indispensable, parfois même imposée ;
  4. la scène conçue comme le miroir du lieu et de ses habitants : s’y manifestent le passé, le présent et donc le futur. En un mot : une destinée collective à maîtriser.
Dramatisation

Appeler à la participation
C’est le cas dans les offices religieux : un cadre liturgique et un discours d’enseignement sous prétexte d’une action collective rédemptrice.

Permettre l’identification
Ainsi, dans les défilés militaires, les héros sont-ils identifiés (honorés) : la puissance d’évocation (notamment pour saluer une victoire sur l’ennemi) favorise l’adhésion du peuple à la notion d’héroïsme. Un procédé identique à celui qui concerne la projection de l’Olympe Antique dans le monde des humains (d’où émergea la tragédie grecque) ou encore la promotion que nous connaissons aujourd’hui des vedettes du sport.

Favoriser simultanément la participation et l’identification
Lors des cortèges commémoratifs, des célébrations officielles, les “représentants” de la communauté personnifient les portraits stéréotypés des agents en charge de la société.

Mais il ne faut pas omettre dans cette nomenclature, ni les carnavals – où la participation passe au contraire par la contestation de l’identité : le “Mundo Inverso” -, ni les cortèges des pénitents soumis à l’anonymat.

Bref rappel historique

Le théâtre médiéval
Scènes liturgiques enrichies par la manipulation de statues descendant de la voûte, scènes reconstituées comme autant de tableaux sculptés sur des chars mobiles, représentations de danses des morts et des vivants, de crèches “vivantes”, de danses liturgiques (exemple sur les labyrinthes de cathédrales). Ces actions collectives sont complétées par de véritables spectacles offerts à la foule : les “mystères” qui se multiplient dans la période médiévale et s’épuisent seulement au XVIe siècle avec l’installation de la Réforme. Leur succès en est tel qu’on supposa un temps qu’ils avaient inspiré le sculpteur du tympan de l’abbatiale romane de Conques : la répartition très géométrique de son œuvre aurait été conçue suivant le modèle des structures scéniques échafaudées pour produire ces représentations. Thèse aujourd’hui écartée mais qui dénote l’importance que l’histoire a retenu de ce goût pour les spectacles à messages historiques ou moraux.

Des œuvres littéraires qui remplacèrent une scénographie autrement plus cruelle pour les acteurs : scènes de condamnation de lépreux à l’occasion d’une purification d’un sanctuaire, d’exhibition de condamnés ou encore, lors de “charivaris”, de cortèges infâmants dont un pécheur faisait les frais avant une repentance aussi pénible.

Le théâtre classique
Depuis l’Antiquité, se développant jusqu’aux Temps Modernes, des psychodrames s’adaptent aux mœurs de chaque époque.

Le théâtre historique
La représentation des relations entre les dieux et les humains dans l’Antiquité. Au Moyen Âge, les œuvres littéraires magnifiant les épopées légendaires ou les événements marquants de l’histoire du peuple. À l’heure des bouleversements du XVIe siècle, le théâtre de Shakespeare pour ne citer que cet exemple magistral qui domine celui des poètes de tous les pays d’Europe. Enfin, la puissance évocatrice de l’Opéra alors qu’un Victor Hugo traduit dans la monumentalité de ses évocations l’écho romantique de la “Légende des siècles”.

C’est d’ailleurs l’une des œuvres de cet immense poète qui va octroyer aux monuments anciens leur nouvelle jeunesse.

Auparavant, les édifices étaient conçus pour servir à magnifier une représentation contemporaine de leur édification : ainsi les châteaux forts manifestaient la puissance des féodaux comme le rôle des perspectives de Versailles servit de socle au règne du Roi-Soleil. Or, le XIXe siècle utilise dorénavant le monument comme décor d’une évocation étrangère à sa conception ce qui impose à l’édifice un dédoublement de sa fonction : la “restitution” de Pierrefonds, la “restauration” de Notre-Dame de Paris, les demeures de Louis II de Bavière sont autant d’exemples de théâtralisation des édifices.

Seconde partie de notre présentation
Le monument, cadre idéal

Dans le centre de la ville – reflet de la “Cité de Dieu” – le sanctuaire révèle la grandeur de l’institution religieuse : monumental, accompagné de la tour (dont la cloche de l’horloge rythme inexorablement le temps et l’impose au peuple), il présente sur sa façade la preuve de l’existence du paradis promis. Nous l’avons dit.

Le sanctuaire manifeste une religion rédemptrice qui y protège la sérénité de la puissance divine. Un édifice qui sert d’arrière-plan idéal et comme immuable pour des performances spectaculaires : autant de reflets à portée de main de ce que sera le merveilleux annoncé dans l’au-delà.

Ainsi, aujourd’hui comme autrefois, le “vol de l’ange” à Venise prend son élan depuis le Campanile : touchant le sol de la place San Marco, la “bella dona” toute vêtue de blanc ouvre le Carnaval. De même, à Saint-Jacques-de-Compostelle, les cérémonies en l’honneur de l’Apôtre sont déclarées ouvertes lorsque la colombe projetée depuis le Palais de Raxoy, Hôtel de Ville, provoque la destruction par le feu d’un simulacre de mosquée en carton édifié devant l’immense façade baroque de la basilique : symbole trop marqué aujourd’hui, récemment remplacé par une représentation plus pacifique.

La terrasse des palais princiers au 17e siècle révèle cet arrière-plan idéal pour le spectacle qu’est l’architecture du moment. Au XXe siècle, les “son et lumière” puis maintenant les illuminations de façades avec des photographies, des animations visuelles, etc…

La représentation historique participe à la valorisation de l’identité du site au travers de la valorisation de temps anciens présentés comme meilleurs que le monde actuel mais qui en sont aussi aujourd’hui le socle.

Le succès de cet argument oriente fréquemment le choix des motivations du spectacle : deux exemples.

  • Moissac : la célèbre abbaye avait un célèbre écritoire dont les livres ont été récupérés par Colbert, ministre de Louis XIV, maintenant conservés à la Bibliothèque Nationale. Un centre d’étude des manuscrits médiévaux a été installé près de l’édifice roman et, pour inscrire l’institution nouvelle dans cet ensemble, une compagnie de théâtre présenta un spectacle devant le monument, à bases de grandes reproductions des sculptures du cloître et du célèbre porche.
  • La même compagnie de théâtre, appelé par la ville de Niort, peu de temps plus tard, un spectacle basé sur une légende locale : un dragon surgissant de la rivière. Le succès fut considérable ! La population adopta spontanément le dragon qui fut dès lors considéré comme le symbole de la ville. Il est toujours aujourd’hui l’image de Niort … née d’une représentation théâtrale !

Les vrais symboles de la fondation de la ville confirment l’existence d’une mythologie d’où ils sont directement issus et dans laquelle les habitants se reconnaissent comme héritiers sinon acteurs (l’un des plus fameux exemples en est la ville de Mexico, identifiée à un aigle combattant un serpent). L’Histoire et les légendes viennent ainsi offrir aux populations une épopée commune, les assurant de la pérennité de leur communauté de vie.

Il est aisé de comprendre combien, dès lors, la représentation historique qui traduit ce thème fondateur l’actualise tout en renouvelant l’adhésion de ses acteurs, c’est-à-dire les habitants du lieu.

Qualité, authenticité, périodicité : trois garanties pour qu’une telle représentation historique serve la promotion de la ville, identifiée dans un discours clair, ludique, commun.

A ce point de mon exposé, il me plaît de rappeler la présence de la reine d’Angleterre à l’occasion de l’ouverture des Jeux Olympiques de Londres : une scène théâtrale dans laquelle la reine Elizabeth II ne se présente pas devant son palais mais comme actrice dans un film complètement étranger au décorum traditionnel, émergeant dans le monde d’aujourd’hui, véritablement ! Le pont avec le futur entrait dans la continuité de la tradition la plus forte, en totale cohérence avec le mythe fondateur et donc l’identité du pays.

Troisième partie de notre présentation
Les nouvelles technologies et l’instrumentalisation du patrimoine

Les “péplums” nous ont habitués aux reconstitutions. Ce sont maintenant les jeux vidéo (Assassins Creeks), les films (Da Vinci Code, le Nom de la Rose) qui leur succèdent.

Le succès de ces créations a entraîné une conséquence inattendue. L’évocation des époques anciennes au travers du graphisme ou des reconstitutions cinématographiques a créé un style d’images “à la mode” à laquelle n’échappent pas les représentations des monuments dans leur aspect primitif supposé ou réel. En conséquence, les responsables des édifices anciens sont tentés de restituer sur les monuments eux-mêmes les caractéristiques que le grand public est habitué à reconnaître grâce au pouvoir de la communication. Cette tendance forte dans les programmes de restauration des monuments historiques – particulièrement évident en ce qui concerne les plus emblématiques – détermine des choix souvent peu conformes au respect de l’authenticité (critères architecturaux, effacement de structures postérieures à l’époque dominante, sélection des matériaux) dans des partis pris retenus pour satisfaire plutôt aux stéréotypes que ces produits modernes donnent de la vision historique. Un exemple significatif : la campagne de travaux dont la basilique Saint-Sernin fit l’objet dans les années 1990 à Toulouse dépassa amplement le concept de restauration pour atteindre celui de la reconstitution… pour une grande part bien hasardeuse jusques sur le choix des matériaux et leur utilisation (murs exhaussés en parpaings de béton sur lesquels fut plaqué un revêtement de briques de pavage posées sur champs !). Le résultat a remodelé le volume de l’édifice, imposé une gamme de couleurs et des décors facilement repérables puisque en rupture avec la sobriété de l’architecture primitive qui seront donc rapidement démodé mais qui, justement répondent à des stéréotypes de l’art roman divulgués dans le grand public notamment au travers des reconstitutions en 3D ou de l’art de la BD.

Ces jeux d’images qui imposent un autre regard sur les édifices urbains sont-ils si éloignés du concept de sanctuaire préparé en son architecture et sa décoration pour recevoir une représentation liturgique ? Pas aussi loin qu’il n’y paraît : cette “actualisation” du monument dans l’espace urbain – soit le tissu vivant – participe au renouvellement de sa fonction au sein de la légende fondatrice de la ville qui permet à nouveau l’adhésion du public (bien sûr, sous des formes actuelles).

Le “Misterio de Obanos”

Dans ce sens, l’exemple du Mystère de Obanos est tout à fait remarquable puisqu’il rassemble tous les paramètres constitutifs d’une telle résurgence.

La légende y sert d’acte fondateur de la ville ; le peuple y est appelé à la représenter et à y manifester ainsi sa pérennité et son actualité ; le rituel de protection de la communauté se trouve par là-même renouvelé au travers de cette représentation.

Un rituel d’identification qui, ici, se manifeste d’une façon particulièrement originale : les personnages de la représentation trouvent leurs modèles dans la vie quotidienne de la population, jusqu’à fidéliser dans les familles les rôles interprétés sur la scène théâtrale de père à fils, de mère à fille depuis déjà deux générations. Les habitants portent même pour pseudonyme amical le nom du personnage qu’ils jouent dans la représentation ! Forte est donc la cohérence entre le jeu et la vie des citoyens à tel point que la ville et la scène ne font plus qu’un dans un équilibre qui n’est pas contraignant puisqu’il est entre les mains de ceux qui en sont les acteurs.

Transmission du “sapere” …

Une disposition à ce point enracinée dans la ville d’Obanos qu’elle est devenue son emblème au même titre que l’un de ses monuments porteurs de son identité… Celui-ci édifié il y a cinquante ans.

Une analyse qui ne saurait supposer raisonnablement que la représentation annuelle du Misterio confinerait aux célébrations rituelles. Un tel prolongement serait non seulement exagéré au regard de la définition de “rituel” mais ici totalement incongru. En effet, il n’est pas possible d’analyser le Misterio d’Obanos en l’isolant de son contexte : le simple examen des fêtes calendaires de la paroisse – que la population toute entière d’Obanos, considérant cet héritage comme un bien commun, s’approprie sans s’attarder à sa dimension religieuse immédiate -, fait apparaître une cohérence entre la célébration d’actes rituels ancestraux avec cette représentation du Misterio.

En effet, le culte de San Guillén, ermite, s’ordonne autour d’une procession à l’ermitage d’Arnotegui qui domine la vallée pour y vénérer la statue de la Vierge. Le jeudi qui suit le dimanche pascal, l’office religieux dans l’église paroissiale précède une procession circulaire digne des meilleurs rites de protection qui se conclue sur les abords de l’église par un rituel de félicité en tous points remarquable, probablement héritier de traditions antiques dionysiaques d’une authenticité exceptionnelle : le vin tiré des chais est versé au travers du crâne reliquaire de S. Guillén avant d’être redistribué aux familles dont les membres communient en trinquant joyeusement avant la dispersion de la célébration (dont la date, faut-il le rappeler, s’inscrit dans le calendrier lunaire).

C’est dire combien, dans le prolongement de notre analyse, la représentation théâtrale du “Misterio” prend dès lors une toute autre dimension. L’évocation de la légende qui présente la vie du saint est bien le récit hagiographique indispensable à la maintenance de la célébration du rituel calendaire en son honneur. Un spectacle préparatoire à la participation des fidèles aux offices cultuels suivant la plus pure des traditions des “mystères” organisés sur les parvis des sanctuaires à l’époque médiévale.

Un exemple unique qui mérite notre complet soutien, notre complicité dans l’invention, les initiatives et la créativité, l’utilisation indispensable des nouvelles technologies … pour que le Misterio de Obanos connaisse cinquante nouvelles années !

Bien sûr, en regardant les étoiles, les pieds sur le sol des hommes et notre dévouement à la culture en appliquant les règles sacrées de l’hospitalité.

Hospitalité semblable à la vôtre, ici, à Obanos, dont vous nous faites bénéficier si généreusement et avec une telle simplicité.

Je vous remercie.

Olivier Cébe

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