Le syndrome du Déluge


Cent cinquante spécimens de l’espèce humaine désignés à la courte paille pour engager la construction de l’Arche

Passage de relais : l’urgence climatique est le maître-mot transmis par la précédente année à la nouvelle décennie. Répandu par les médias et les réseaux sociaux, l’appel incessant submerge métropoles, villes, banlieues, atteint les villages et leurs chaumières, se glisse sous les portes tel le filet de lumière inquiétant du l’Ankou de Bretagne…

Et pourtant, à mesure que se précise la précipitation (præ-capere : tomber la tête la première), rien ne semble modifier le comportement des organismes vivants tellement doués d’une étonnante faculté d’accoutumance pour amender a minima leurs habitudes.

Le déluge – XVème siècle. BnF

Ainsi les humains s’accommodent-ils de peu. Un exemple (parmi les innombrables illustrations qui nous sont offertes quotidiennement) : voici quelque trois ou quatre ans, apparurent deux nids de cigogne sur des poteaux électriques, en bordure de l’autoroute reliant Saverdun à Pamiers. L’année suivante, leur nombre avait triplé. Mon étonnement déjà grand le fut plus encore lorsque je découvris que ce prodige n’éveillait aucune surprise chez les riverains.

La capacité d’adaptation des êtres est aussi insondable que le sont les voies du Seigneur…

Ce qui inspira à Erasme ce constat : “les hommes font aujourd’hui ce qu’ils faisaient à la veille du déluge“. Constat sur l’immobilité des pratiques humaines comme sur l’absence de sens critique au regard des expériences traversées.

Le déluge ! Résultat probable de l’amalgame de diverses catastrophes antiques, cet évènement mythique s’accroche à la vanité des hommes coupables de s’être détachés de la sagesse divine. Une punition semblable à celle annoncée aujourd’hui comme conséquence de notre insouciance et de l’absence de considération des prochaines générations.

Il reste que Noé et les siens furent sauvés et avec eux un couple de chaque espèce vivante, tous entassés dans l’arche du Salut. Un zoo flottant qui n’est pas sans rappeler l’attention de nos scientifiques à préserver quelques spécimens d’espèces en voie de disparition, sinon leur ADN afin de pouvoir les “reconstituer“… après le déluge s’entend !

❖  ❖  ❖

Le lecteur de Pantagruel est pris dans la nasse d’un dialogue inégalable par Rabelais qui y distille son savoir sur cette époque du déluge… si ancienne qu’il s’en souvient encore !

Jérôme Bosch – dessin préparatoire pour la Nef des Fous (bien antérieur à la citation de Rabelais qu’il sert, pourtant, de savoureuse illustration)

“… Hurtaly qui fut beau mangeur de soupes & régna au temps du déluge …“

“… J’entends bien que lisant ce passage, vous faites en vous même un doute bien raisonnable. Et demandez, comment est il possible que ainsi soit ? Vu que au temps du déluge tout le monde périt, fors Noé & sept personnes avec lui dedans l’Arche au nombre desquelles n’est mis ledit Hurtaly ?

“La demande est bien faite, sans doute & bien apparente (claire), mais la réponse vous contentera…“

“… sans faute : ledit Hurtaly n’était point dedans l’Arche de Noé, aussi n’y eut-il pu entrer car il était trop grand. Mais il était dessus l’Arche à cheval, jambe deçà jambe delà, comme les petits enfants sus des chevaux de bois …

Splendide morceau d’écriture si justement mis en exergue par François Bon dans “La Folie Rabelais“ aux éditions de Minuit : “La leçon d’Hurtaly vaut encore“ !

❖  ❖  ❖

Plus ou moins consciemment le schéma semble donc perdurer. Certes, les initiatives de cryogénisation, la vanité de ressusciter un mammouth, les expériences de vie en autarcie dans les campagnes reculées rendent familier un espoir de survie… réservé, bien sûr, aux privilégiés qui y adhèrent. Le même espoir que tente de nous offrir la conquête spatiale dirigée vers la découverte de planètes (très) lointaines où quelques bactéries fossilisées prouveraient que l’on pourrait y trouver refuge… au cas où Mars ne pourrait satisfaire notre désir inavoué de coloniser l’inaccessible pour éviter de nous regarder nous-mêmes.

Le syndrome du déluge ? Il est bien moins éloigné de nous que ces futures conquêtes de vaisseaux spatiaux (pardon : d’arches spatiales). Il règne même dans notre quotidien : ainsi, alors que l’Arche portait sept personnes pour régénérer toute l’humanité d’alors, aujourd’hui les sondages “réalisés auprès de mille personnes représentatives de la société“ valent-ils pour portrait instantané d’une population de plusieurs millions d’êtres humains… Plus besoin de voter, nous avons remis notre faculté d’émettre une opinion à ces miroirs rétrécissants.

Mieux : dans le cadre d’une Convention citoyenne pour le climat, le seuil de fiabilité est abaissé à seulement cent cinquante participants “qui collent à la diversité de la société française“. Soit cent cinquante personnes appelées à résoudre les risques produits par les changements climatiques sinon sur la planète, du moins sur notre pays. Ce qui est déjà beaucoup. Cent cinquante émissaires chargés de concevoir ce qui pourrait apparaître comme l’arche salvatrice du monde que nous connaissons ou de ce qui en subsistera.

Pour désigner ces acteurs —le texte de la Genèse n’étant plus de mode—, on s’en remit au dieu hasard : ainsi, comme dans la chanson enfantine du Petit navire (car il s’agit bien ici de navigation, même si c’est au juger) le sort tomba… sur ces élus.

Le nôtre est donc entre leurs mains, la foi sauvant celui qui refuse de savoir.

Miniature dans la marge d’un Pontifical (Avignon) – Bibliothèque Sainte-Geneviève – Paris

Vogue donc la galère… D’autant que, ne sachant plus vraiment à quel saint se vouer, cette solution ne peut être pire que le laisser-aller. Car, pendant ce temps, “notre Maison brûle…“ et ce n’est pas le déluge qui éteindra l’incendie.

À force de confier notre salut à Noé et au Mont Ararat, peut-être perdons-nous l’art de garder les pieds sur terre ?

Car notre arche, cette fois, c’est l’orange bleue tout entière.

Livre d’Heures (vers 1430)

❖  ❖  ❖