Stérilisés serons-nous ?


La vie n’est que paradoxes : ainsi, notre interrogation chemine-t-elle de certitudes en doutes étayés par des arguments semblables. En émergent ces alternatives chaotiques à la racine de notre sensation de liberté…

Incontestable, par exemple, cette obligation de se confiner chacun chez soi… pour conduire ensemble le même combat.

Le maître-mot en est : conservez-vous

On en trouve la définition dans le Littré (édition de 1873) :

  • Conserver,
    Préserver de la destruction. “Vauban étant le maître et n’étant point pressé, il conservera les hommes encore plus qu’il n’a accoutumé de le faire“ (Mme de Sévigné).
  • Terme de marine. Conserver un vaisseau, naviguer de manière à ne pas le perdre de vue.
  • Se conserver. Demeurer en bon état. (…) Ne pas exposer sa vie, ne pas compromettre sa santé : “les uns à s’exposer trouvent mille délices ; Moi, j’en trouve à me conserver“. (Molière, Amphitryon).

Double fonction, donc, résumée en un seul mot : conserver les autres tout en veillant à se conserver soi-même.

En d’autres termes : “agir de conserve“

Retournons au Littré :

(de) Conserve :

  • La marchande de sardines (“Songes drolatiques“, 1565)

    Terme de marine. Navire qui fait route avec un autre pour le secourir. “le nombre des navires feut tel que vous ay exposé au tiers livre : en conserve de triremes, remberges , etc…“ (Rabelais, Pantagruel, IV, 1)

  • De conserve, ensemble.

Très nettement, le concept d’œuvrer ensemble pour mieux se protéger trouve son origine chez ceux qui naviguent en haute mer (plus, d’ailleurs, pour faire face à l’ennemi que pour affronter vents et tempêtes).

Or, c’est bien au langage des marins que se référaient les manifestants d’Emilie-Romagne au cours de l’hiver 2019 – 2020.

Au cri de “bienvenue en haute mer !“, ils envahirent la Piazza Maggiore de Bologna en brandissant en haut de perches des poissons en carton découpé. Leur souhait ? Rassembler “seimila sardine“ là où le leader Salvini se flattait d’en réunir 5750.

Un humour qui scella leur victoire tant l’image de l’énorme banc de petits poissons chantant en chœur Come è profondo il mare sur le Crescentone ne pouvait que s’imposer. (Nota : le Crescentone est le nom de l’immense trottoir rectangulaire de granit rose qui occupe le centre de la place principale de Bologne).

Cette popularité soudaine et considérable du mouvement des “6000 sardines“, —jusques hors de l’Italie—, mérite d’en rechercher la source non pas tant dans la seule expression politique qu’il porte mais bien au-delà, dans le vieux fond de la mythologie ou dans celui des savoirs anthropologiques.

“Il paraît que les sirènes vont par bancs comme les sardines…“
(Leuven, Vaudeville, 1844)

On y rencontrera les sardines argentées faisant bloc dans leurs danses spiralées pour éviter le requin menaçant ; des tribus de sirènes argentées s’amusant à dévier les bateaux de la “voie droite“, au pire les conduisant sur les écueils ; des sardines sans tête et pourtant… tête-bêche dans leur boîte… et tant d’autres arêtes dorsales offertes en dessert au chat noir suspicieux ! Archétypes connus de tous, équivalant pour certains à un discours entendu.

Cependant, l’expression qui donna son nom au mouvement politique italien : “stretti come sardine“ (serrés comme des sardines) connaît une interprétation… fluctuante suivant le versant alpin d’où on la clame : nos amis italiens font référence aux bancs de ces poissons alors que s’impose à nous la boîte oblongue contenant ces mêmes sardines préparées à l’huile ou bien à la tomate !

Slogan des “6000 sardines“

On y reconnaîtrait volontiers l’esprit vif de Jean de La Fontaine : les italiens chaleureux et insouciants (selon ce qu’en pensent, paraît-il, les européens du nord) joueraient la partition de la cigale en se réunissant aussi nombreux que possible au cœur de l’hiver, tandis que les français, à l’orée du printemps, se replièrent dans leur appartement, aussi exigu soit-il, pour laisser passer la tempête.

Car, entre temps, la tempête décida de la réconciliation des deux peuples soumis brutalement à des réglementations “stérilisantes“…

Ainsi, pour l’heure, les voici obligés de vivre… de conserve !

Et tant mieux, puisque l’ennemi est là

Un souhait toutefois : qu’ils n’en sortent pas stérilisés.

Car, Larousse (cette fois) nous met en garde :

Stériliser,

  • Inhiber l’imagination créatrice de quelqu’un, le développement. Stériliser la création par de nombreuses contraintes.

Montaigne, en ses Essais (I, 284), nous invite dès lors à poursuivre notre interrogation :

“Il est des sciences stériles et espineuses…“.

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