Un pacte signé “J”… comme Giroussens


“La terre des potiers protégée par la “masqua” depuis le fond de son gouffre”

Le terme de “drac” pose un réel problème à qui souhaite identifier celui que cache pareille dénomination : nième facétie d’un tracassier du déroulement de nos journées ? À moins que ce ne soit aussi la manifestation inquiétante de quelque agent servile du Diable dans le temps présent de la Création ?

Larrousse, dans la première édition de son Dictionnaire de la langue française (1873), reste suffisamment prudent de crainte peut-être de perdre la maîtrise de la définition :

DRAC – Superst(ition), Sorte de farfadet, de génie des eaux.

Plus proche de nous, Antonin Perbosc, Majoral du Félibrige, hésite entre anecdotes empreintes de légèreté et témoignages surprenants tout au long d’un article fort documenté publié en 1941 dans la Revue de Folklore Français et de Folklore Colonial (t. XII, n°1) dans la rubrique Mythologie Populaire : “Le Drac, l’Etouffe-Vieille et le Matagot d’après les traditions occitanes”.

Enfin, Pierre Borel —auquel je confie si souvent mes interrogations sur le passé de ces terres d’Oc—, rappelle (en page 77 de son Trésor et recherches des Antiquitéz Gauloises et Françaises – Paris 1655) que l’appellation s’attache aux dangers des eaux gloutonnes qu’il convient de ne pas déranger. Une courte définition qu’il éclaire d’une citation de Jean Lemaire de Belges, étonnamment cohérente avec l’activité nocturne de Malvina qui pêchait à la main les truites dans le gouffre de Sarrazy, à Brassac (voir notre article : À Brassac, le péché de gourmandise du Drac). Car qui pourrait contester que seul un contrat tacite passé avec l’habitant de la rivière en amont du Pont Vieux de Brassac permettait à cette personne courageuse d’affronter ténèbres et eaux tapageuses sans céder aux tentations maléfiques.

Ainsi, Pierre Borel associe d’emblée les monstres et les sorcières dans son entrée Cauquemare (dont il rappelle l’étymologie qui a donné par ailleurs en français cauchemard) :

C’est une sorcière. Voy(ez) Pesart “l’Amant Vert” :
Griffons hideux qui mangent gens,
Barbares et fiers lougaroux,
Vieilles et laides Cauquemares.

(in : Jean Lemaire de Belges, l’Amant Vert)

Définition qui trouve, dans ce même dictionnaire du XVIIe siècle, un complément fort utile à la page 329 :

MASQUE, Sorcière, en Languedoc, de masca, un faux visage.

L’Agoût s’alanguit au pied de la falaise dominée par le village.

Définitions que j’ajouterais volontiers aujourd’hui à un texte publié dans la Revue du Tarn en 1986 que le président de l’Association Patrimoine de Giroussens, M. Jean-Claude Zytka, eut l’amabilité de me rappeler. Le temps contribuant à relativiser les jugements, je rédigerais probablement cette interprétation du “J” identitaire de Giroussens plutôt sous la forme d’un jeu littéraire.

Cependant, j’y trouve encore ces arguments qui autorisent la lecture d’un mythe fondateur du lieu : le gouffre (comme à Penne, Auvillar, Cazères. Voir notre article : De la grenouille de Penne au crocodile de St-Bertrand-de-Comminges), la tarasque domptée emblème de la ville (comme à Metz, Tarascon ou Niort), et le château imprenable (comme Sarrazy, à Brassac).

Une vieille carte postale permet de suivre parfaitement cette lecture du site : le gouffre faussement tranquille (gîte de la tarasque) que le cours de l’Agoût recèle au pied de la falaise et, à gauche, Pech-Mascou où se trouvait l’ancien château, probable première fortification qui confirma dans le Haut Moyen Âge l’importance stratégique de Giroussens.

La nuit Mélusine s’échappe par une fenêtre de son château (gravure populaire).

Pech-Mascou, sommet sur lequel s’élevait le château qui porte le nom de la masque, identifiable à la femme à queue de sirène : ici, Mélusine avait élu son repaire. Du haut de la tour, la créature charmeuse se mire dans un miroir pour peigner sa longue chevelure dorée : miroir offert par l’eau calme de la rivière qui dessine en contrebas une large courbe. Miroir où vient se refléter celle qui croît et décroît puis disparaît mystérieusement : la déesse Lune, sa maîtresse, qui commande aux puissances de la nuit.

Mélusine coiffant sa chevelure en se mirant dans son miroir (Livre d’Heures de Yolande des Flandres).

Extrait de la Revue du Tarn, 1986, p.135 et ss.

(…) Giroussens s’allonge discrètement sur une arête rocheuse qui souligne le rebord du plateau, terme de ces vallonnements boisés qui s’étendent entre Tarn, Dadou et Agoût. Ces trois rivières roulent tout ce que notre département peut regorger d’eau, témoignant de sa puissance, de sa constance, de sa largesse pour les plaines à venir.

À veille d’atteindre le Tarn, l’Agoût se détourne dans le Vaurais pour venir caresser la falaise qui porte Giroussens, tentée qu’elle semble l’être par l’imposante masse qui l’oblige à la plus gracieuse des courbes.

Alors, de son balcon, la bastide de briques et colombages risque le regard depuis son échauguette, petite construction en encorbellement, tendue par la curiosité de l’aplomb vertigineux —sans témérité inutile, toutefois, bien assise qu’elle est sur son socle et retenue par le rempart qui l’accompagne. De ce promontoire, Giroussens se plaît à compter seize clochers visibles par temps clair vers les Pyrénées qui barrent l’horizon : un vrai tableau du pays Toulousain, tel qu’un flamand ou toscan eût aimé le peindre pour parler de “cocagne” !

Une autre image de cette félicité : le village, bastide typée, ferait la joie des affiches du tourisme toute de briques et colombages, la mairie proprement tenue au fond de la placette, l’église Saint-Salvy, enfin, qui dresse son “clocher-mur” alvéolé de maintes arcatures pour y loger le carillon… Enfin, retiré derrière la vie de la bourgade et les arbres de son parc en terrasse, un château pointe les toitures d’ardoise de ses tours du XVIIe siècle.

Village tranquille au patrimoine bien dosé comme tant de lieux dans ce pays : partagés entre la fierté d’un passé discrètement évoqué des temps révolus où le Languedoc préservait indépendance d’esprit et civilisation brillante, et la revendication d’appartenir à l’histoire de France qui lui octroya, au fil des règnes et des régimes, quelques titres de noblesse pour son aristocratie rurale, quelques cachets de cire ou un bureau postal…

Une France qui n’est pas tout à fait profonde puisqu’elle se maintient, prudente, au balcon, pour profiter du moindre rayon de soleil sans cependant se risquer dans la rue.

Giroussens est connu pour ses terres vernissées : plats et assiettes curieusement décorées de motifs divers. Arabesques dont Lucien Raffin révéla qu’elles suivent fidèlement les modifications du maître-autel de l’église au gré des vœux royaux, des enrichissements de la paroisse et de l’imagination créatrice des desservants. Personnages bizarrement coiffés arborant une épée, une lance ou une longue pipe, qui font la joie, par l’énigmatique, des conservateurs de ces musées qui, dans toute la France, en exhibent un exemplaire. Fleurs, enfin, en bouquets ou en guirlandes, dont certaines si riches sont nouées dans les volutes gracieuses de larges rubans.

Où se mêlent naïveté, élégance parfois, et ce souci de varier les sujets… Une inspiration déroutante dont les sources sont loin d’être élucidées, ni d’ailleurs les auteurs eux-mêmes identifiés.

A ces potiers quelques études depuis un siècle ont été consacrées dont une, dernièrement, fort illustrée. Elles traitent toutes de plats aux complexes illustrations, de fontaines aux décors moulés appliqués avec plus ou moins d’équilibre, de bénitiers qui furent l’une des spécialités de Giroussens… quand tous les ateliers des provinces françaises en prodiguaient d’identiques à profusion.

Certes la production de ces terres vernissées attire l’amateur et assure la célébrité de nos potiers. Cependant, nous n’y retrouvons pas celles qui, traditionnellement chez nous, firent le renom de Giroussens : belles soupières au décor flammé, “toupins” aux anses discrètement soulignées d’une feuille, écuelles aux oreilles sobrement fleuronnées qui appartiennent tout autant aux créations si réussies et originales de ces artisans, recherchées qu’elles furent à des lieues à la ronde par nos ancêtres et le sont toujours.

Or, parmi ces faïences plus rustiques, sont des plats et des assiettes octogonaux décorés sur le marli d’une rangée de perles en relief, dont le seul motif consiste en une ligne sinueuse plus sombre peinte sur le fond.

La mémoire collective retient, dans nos montagnes tarnaises, qu’il s’agirait de la signature des potiers : cette “S” qui s’alanguit au fond du plat ne serait autre que le “J” de Giroussens déformé par la hâte ou l’habitude à le tracer.

De fait – et Lucien Raffin y consacre un chapitre de son livre – le décor de l’église Saint-Salvy comporte plusieurs motifs qui servirent de modèles aux potiers de Giroussens : pavages, retable, tabernacles. Une clé de voûte arbore les armes du lieu : le “J” accosté de deux étoiles. Cette même initiale admirablement dessinée, servait de motif central à la si belle rose ajourée dont quelques fragments sont heureusement conservés. Et ce sont les potiers, dans la chapelle de leur “patronne” Sainte-Rufine, qui s’offrirent cette décoration somptueuse !

Le “J” leur était donc un motif tout désigné.

Honorée comme messagère des lieux, ambassadrice tellement vénérée qu’elle fut frappée au cœur de la rose qui illuminait le lieu saint, la belle onciale mérite que l’on s’y attarde ! Seraient-ils si attentionnés à la lettre, les notables de Giroussens, pour avoir voulu porter si haut l’initiale du toponyme qu’ils en ont fait le meuble essentiel de leurs armes ? Même le plus pur amour des lettres ne saurait justifier ce choix : il faut revenir à la symbolique de l’héraldique qui fleurit si brillamment du Moyen Âge à la Renaissance. Ses emblèmes formèrent un véritable langage répandu jusqu’à l’orée du petit peuple : il n’est qu’à examiner ces blasons évocateurs arborés par les saints et chevaliers dans les sanctuaires ou les façades des hôtels de ville.

Cette rose gothique rayonnait donc d’une signification hautement importante pour être dispensée dans le sanctuaire à l’ensemble des paroissiens. Mais pour en cerner le sens, nous ne détenons que le message transmis par la tradition orale : le “J” de Giroussens serait une signature… Un sceau.

Or si, comme nous le pensons, Giroussens tire son nom de cette forte présence de l’eau dans le profond trou au pied de la falaise, cette initiale ne désigenrait-elle pas celle qui habite l’eau rugissante aux grosses crues ? Le “J” serait cette Isaura, chère aux eaux souterraines détentrices du trésor : la Wouivre habitant ces rivières Isère, Isle, Saulne, Seille de Metz que le saint protecteur sut dompter en la cueillant avec sa ceinture pour ensuite la traîner par cette laisse de “fortune”, à l’instar de Marthe qui vainc la Tarasque aux lourdes eaux du Rhône… et tant d’autres ! Par exemple ce Saint-Georges de Brassac qui, pour apaiser la faim du dragon à vaincre, fit confectionner force “casse-museaux” aux populations apeurées de la haute vallée de l’Agout.

Le “J” de Giroussens : devenu emblème sûrement dessiné par les potiers pour conjurer sa force bestiale. Mais aussi —gageons-le— pour s’attirer ses bonnes grâces car, pour réussir leurs faïences et préserver le secret à les bien “vernisser”, seule cette Wouivre magique pouvait en garantir la glaçure, pellicule vitrifiée proposée par le feu à la terre si riche.

Le “J” de Giroussens ? Une signature qui serpente au fond des plats, figée à veille d’y onduler…

Une signature qui vaut bien le pacte.

À Giroussens, le château qui dominait la falaise au point stratégique, portait le nom de Pech-Mascou… comme pour rappeler le gîte de la Masco, sous le Pech : la sorcière, source du bonheur à qui sait lui reconnaître son pouvoir.

Depuis, dit-on, la “Serp” établit son antreen contrebas de l’église où la vieille religion ancestrale, garantie par Saint-Salvy, veillait à ce que, après les quelques plats aux symboles trop érudits pour être appréciés, les potiers signent toujours leurs œuvres communes du nom de leur terre, celle qui les faisait vivre, sans rite ni sermon, de la seule vraie relation de l’homme avec son univers. Une “serp” qui, tantôt apporte la richesse, tantôt sévit avec férocité, sournoise, pour qui ne lui reconnaît son parrainage ou son authenticité.

Le “J” de Giroussens, croyez-le, maîtrise toujours le destin de ses ouailles.

Olivier Cébe.
à Ferrières, le 20 mars 1986.

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