Bulle d’O


Seule animation, sur le meuble un poisson rouge dans son bocal domine la scène…

Un rideau ramassé près d’une fenêtre à demi ouverte, un guéridon étiré sur trois pieds galbés ; éventuellement un bras de fauteuil débordant nonchalamment sur la gauche du tableau. Le parfum d’intérieur feutré dit l’absence de la maîtresse de maison.

Peindre les poissons rouges selon Matisse

La peinture, “façon Matisse“, évoque l’entre-deux d’une sérénité suspendue à l’angoisse de l’évènement perturbateur toujours possible. Du moins est-ce notre interprétation, laissant l’imagination nous guider.

Le poisson en est l’acteur. Cependant, quelle vision peut avoir ce petit animal du décor qui compose l’œuvre du peintre ? Contraint par la limite horizontale qui plafonne son milieu aquatique autant que par la rotondité de sa prison de verre, sa perception visuelle doit subir nombre de déformations contraires que corrigent heureusement et à leur manière —de nous inconnue— ses grands yeux sphériques.

Solitaire certes, actif assurément par sa seule ignorance d’agir pour autrui, libre dans son vase clos puisque abandonné gratuitement à son destin… il s’est familiarisé avec l’exigüité de l’espace qui lui est dévolu et coule une vie sans autre écueil que le renouvellement périodique de l’eau de l’aquarium : à chaque fois la même émotion. Cependant, avec l’habitude, cet évènement est devenu festif ! Car les circonstances agissent sur les êtres comme les reliefs sur le tracé d’un chemin : le marcheur ne rechigne qu’en découvrant leurs variations puis s’y conforme, heureux de son nouvel état…

“tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse“…

L’inévitable devait arriver (il en est toujours ainsi dans les contes pour enfants) : au moment de changer l’eau, le bocal échappa des mains de la marraine du poisson ! Le plancher du salon qui jusqu’à présent appartenait pour lui au monde virtuel, devint brutalement une réalité ! L’animal avait beau s’époumoner, sa maîtresse ne l’entendait pas puisqu’un poisson —comme chacun le sait— ne parle que du simple mouvement de ses lèvres mais demeure muet comme une carpe !

Par “bon heur“, le héros devança à point nommé le dernier souffle de ses branchies : un dessinateur de bandes dessinées s’empressa de transgresser l’insupportable renversement du monde habituel à celui-ci, inexorablement fatal, en créant une bulle :

“I can’t breathe !” *

(* Je ne peux pas respirer)

Le poisson n’eut pas le temps de s’étrangler : la maîtresse de maison se précipita et le replongea dans son aquarium…

Sauvé !

Nul besoin de respirateur : sa quarantaine fut abolie au profit de son retour dans un bocal de diamètre conforme aux cent kilomètres de poisson rouge. Il lâcha quelques bulles et le tout réintégra l’ordre bienséant.

Un aller-retour aux allures de drame annoncé.
Horace Castelli, illustration pour “Mémoires d’un Âne”, la Comtesse de Ségur, 1860

En cette année deux fois vingt (traduction numérique de l’adage : Vincent mit l’âne dans un pré & vint dans l’autre), le va-et-vient fut d’aussi triste augure.

D’abord en début d’année : venant de Chine en passant par le Vietnam, la Corée, l’Inde, l’Iran… puis l’Europe du Sud pour atteindre enfin les USA, la pandémie conquit les deux tiers de la Terre ronde.

Dès lors, en toute hâte, le principe du bocal fut repris dans les maisons de retraite comme aussi sur les plages d’Italie : une bulle de plastique transparent offrit aux familles —de façon “humaine et conviviale“— un espace clos les isolant des autres.

De l’extérieur, la perception suggérée par ces tentes sphériques rejoignait celle qui inspira au peintre l’aquarium sur son guéridon. Avec toutefois une exagération car il s’agissait ici de coquilles (transparentes) qui s’emboitaient : confinés chez soi (le bocal), sorties exclusivement autorisées dans un périmètre donné —circulaire—, le tout dans l’Hexagon (inscriptible dans un cercle) étanche. De véritables poupées russes… toutes rondes.

Il avait été nécessaire, en effet, de parer au plus pressé : les prémices de l’épidémie avaient surgi aussi brutalement que le bocal eut chuté, appelant dans tous les pays du monde le secours de respirateurs.

Or, trois mois après, la nécessité d’oxygéner mécaniquement les poissons contaminés depuis l’Empire du Milieu jusqu’au Nouveau Monde se doubla, mais en sens contraire, d’un cri de désespoir guttural qui gagna la planète entière :

“I can’t breathe !” *

(* Je ne peux pas respirer)

Planète chahutée du Levant au Ponant et vice-versa… cette fois non plus à l’appel de la solidarité pour échapper à l’asphyxie, mais appel à la fraternité et l’égalité !

Il ne suffisait plus d’oxygéner les poumons, les consciences appelaient à l’aide. La Terre semblait toujours tourner, mais les humains découvraient qu’elle est ronde… et qu’elle ne recèle donc aucun recoin pour s’isoler.

Les bulles de l’enfermement où furent contraints, trois mois durant, des millions d’individus s’étaient muées en chapelles privées où chacun priait le Salut, en écho aux incitations patientes et victorieuses de tous les médecins de ville : « Dites 33… inspirez… expirez… ».

Au sortir, quelle ne fut pas leur surprise : les plantes verdissaient, les mammifères gambadaient sur le territoire des humains jusque-là strictement interdit… Même les poissons rouges, paraît-il, virevoltaient dans leurs aquariums !

La Planète reprenait son souffle !

Atlas n’en revenait pas, lui qui supporte péniblement le poids de nos errements ajouté à celui du globe terrestre qui en gémit constamment. Depuis la station internationale (qui tourne autour de la terre ronde qui tourne… ), les cosmonautes (sans perdre leur flegme en bons scientifiques robotisés qu’ils sont) en furent aussi ébahis : le voile qui recouvre certains des continents s’était estompé !

Il fallut se rendre à l’évidence : pendant cet épisode en tous points stupéfiant, la “Mère“ nourricière, épuisée d’offrir en permanence son énergie aux êtres vivants, avait connu une bulle d’air frais… Un ballon d’oxygène revigorant !

Cependant, très vite, cette “histoire d’O“ —sous-entendu d’oxygénation (des esprits bien sûr)— ne serait plus qu’un souvenir. Ce dont témoigna le poisson rouge qui, dans son bocal de verre, se remit à tourner… comme si de rien n’était.

Au fait : dans son laboratoire, Galilée détenait-il un poisson dans un bocal ? Le premier sur la planète constate qu’elle tourne ; le second, circulant dans son monde… L’un hors de sa sphère, l’autre dedans, tous deux tournant en rond sans nécessairement s’en rendre compte.

“La Vie de Galilée” de Bertolt Brecht, mise en scène de Claudia Stavisky (théâtre des Célestins, Lyon, 2019)

“Chez moi c’est tout petit…“ : dessine moi une bulle !

Il prit une paille, la plongea dans le bocal, pris longuement sa respiration puis, prudemment, se mit à souffler…

La bulle prit du volume au grand éclat de rire de l’enfant joyeux… et s’échappa, irisée, de l’Orange bleue encore et toujours confinée.

“Garçon faisant des bulles de savon”, Edouard Manet, 1867 (Musée Calouste-Gulbenkian, Lisbonne)

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