Sidobre, tu perds ta mémoire…


Voici un demi-siècle, les amoureux de cet espace exceptionnel de sensations poétiques et d’appels à l’imaginaire hurlaient contre les carriers… Qui aurait pu penser qu’ils soient appelés à défendre aujourd’hui les arbres plutôt que les rochers ? À suggérer aux gardiens et promoteurs de ce si beau pays, une attention de sioux pour en préserver le si fragile patrimoine oral ?

L’ami Pierre Borel écrivit en la page 79 de ses “Antiquitez, raretez, plantes, minéraux et autres choses considérables de la Ville et Comté de Castres d’Albigeois” (Arnaud Colomiez, Castres, 1649) : …le lieu appelé Sidobre, qui est tout couvert de pierres semblables et qui contiennent autant de merveilles qu’elles sont en nombre… Ajoutant avec malice : cet agencement de Rochers qui semblent véritablement estre faits par la main des hommes bien qu’ils en soient incapables si ce n’est que ce fussent quelques effroyables Géants. Il serait à présumer que les Poëtes ont entendu que c’estoit le lieu où Jupiter fit pleuvoir les pierres du Ciel en faveur d’Hercule, lors qu’il deffit les voleurs Albion et Bergion…

Et de conclure : Il attire beaucoup d’Estrangers et de curieux à le venir voir…

La Peyro Clabado

Trois siècles et demi après, le plateau granitique attire toujours les touristes et continue à nourrir sa population : ces Rochers dont nous avons parlé ne portent pas de petites utilitez, car on en fait de fort bonnes meules de moulin, des auges, des pierres à foyer et des bastimens… aujourd’hui des monuments funéraires, éléments de décoration et mobilier urbain. Une exploitation qui s’ordonne sur une partie du massif, ménageant quelques places intactes eu égard à leur intérêt patrimonial tels le Lac du Merle, les rochers du secteur de Saint-Salvy de La Balme, les chaos si justement appelés Rivières de rochers, ou encore le Pic des Fourches dominé par la célèbre Peyro Clabado ainsi que les impressionnants rochers tremblants dont celui des Sept Faux.

Le Roc de l’Oie

Par ailleurs, tout un pan du Sidobre est préservé de l’exploitation granitique autant par la volonté des sidobriens —ce qui est le cas du plateau dit du Désert où trône le Roc de l’Oie— qu’en raison de la géographie (la qualité médiocre de la pierre, les aspérités du relief) : il en est ainsi au long des gorges de l’Agoût.

Un espace d’une qualité exceptionnelle, tant par ses curiosités géologiques que par la végétation qui le recouvre… Un territoire dont la beauté et l’impression si forte de poésie qui s’en dégage le placent à l’égal de sites universellement appréciés (forêts de Brocéliande et Fontainebleau, Vallée des Merveilles…).

Un patrimoine archéologique hors pair

Cependant, le Sidobre est aussi fragile que ces grands sites reconnus car sa préservation souffre d’une méconnaissance du patrimoine archéologique et ethnographique qu’il détient, tellement original et généralement vierge de tout apport récent : charbonnières des derniers siècles, enclos de bestiaux bien plus anciens, fonds de cabanes isolées ou groupées, espaces cultuels et mégalithes non reconnus parce que étrangers aux images stéréotypées auxquels nous les contenons – exagérément – en France, sites fortifiés… Mes incursions dans cette partie du massif m’ont toujours comblé de découvertes surprenantes.

Ce plateau granitique possède en effet des trésors inestimables qui sont aujourd’hui en danger : ainsi, sur la partie inexploitée de la Vallée de l’Agoût, les coupes de bois entaillent de saignées et cicatrices les pentes de la montagne. Des conséquences de l’activité économique inévitables et non condamnables mais qui auraient dû être précédées par des inventaires de l’existant. Rochers bousculés, vieilles voies effacées : la terre dénudée offre un spectacle de désolation que ne peut apaiser l’argument : la végétation repoussera… devant notre peine.

Un trésor malmené : la mémoire de tradition orale

Un autre pan aussi important de ce patrimoine connaît depuis peu une atteinte dommageable : je veux parler de la mémoire orale si riche en Sidobre. Si les contes et légendes participent indéniablement à l’attrait d’un grand site, encore faut-il considérer qu’il s’agit de l’expression de son identité, accumulée et façonnée par des siècles de transmission. Un patrimoine qui a ses caractéristiques au même titre qu’un édifice ancien. Un patrimoine qui n’a pas à être exploité sans respect… D’autant que le public vient quérir cette authenticité quand il vient à sa rencontre.

Or, dans ce domaine de l’invitation à l’imaginaire et à l’évocation, le Sidobre (comme c’est le cas pour tant d’autres sites et monuments) est trop souvent asservi par des initiatives “plaquées” arbitrairement sur l’existant… Le Roc de l’Oie transformé en véritable poularde pondeuse alors que son mystère est tellement plus admirable et généreux de poésie. La Pochée du Diable dont l’acteur essentiel de la légende doit perturber à loisir les traductions osées qui en sont faites depuis deux décennies. Le vieux message traditionnel s’efface inexorablement à l’image de ce que délaisse un promoteur immobilier des découvertes archéologiques que recélait son terrain à construire. Une comparaison valant argument puisque la tradition orale entre les mains d’un ethnologue appelle de sa part le même travail d’orfèvre que celui de l’archéologue… pour la meilleure transmission de ces héritages aux générations futures.

Le Roc de l’Oie

Même le petit pont rustique de Luzières vieux de deux siècles, s’affiche comme pont romain… devenant peut-être, dans une prochaine mouture, le témoin de la marche victorieuse des légions de César vers Cauna Nigra (Lacaune ? dans le texte de La Guerre des Gaules)… À moins qu’il serve de justification éhontée d’un nouveau passage des pèlerins de Saint-Jacques sur une route les conduisant ici à l’inverse… vers Rome.

Un appel en hommage au témoin que fut Jo Filhol…

Sa boutique de planches accueillait enfants et marcheurs qui, traversant le hameau de Crémaussel, s’arrêtaient dans l’antre des pierres rares où il régnait, tel le troll complice de ces champs de rochers, à l’écoute des ruisseaux qui chantent…

L’Agoût à Luzières, d’après une photographie (vers 1870)

Prolongeant ici ma dernière conversation avec ce compère en Sidobre attentif et lucide, j’adresse cet appel à ceux qui s’activent avec tant de passion en faveur de ce territoire. Portons attention à cette exigence qui naît du désir que nous avons de servir le Sidobre : les mesures de mise en valeur, l’émergence de produits touristiques, la cohésion des programmations ne peuvent être issues que d’un rassemblement de compétences diverses. Par là, je veux alerter sur la nécessité d’y adjoindre amateurs, archéologues, les poètes dont parle Pierre Borel, créateurs et artistes (les photographes, mais pas seulement) autour des agents patentés… car il convient d’obtenir des langages assouplis.

Afin que les enfants, demain et après-demain, puissent comme nous s’évader dans les légendes et l’histoire d’ancêtres à découvrir avec la certitude que le Sidobre suscitera la rencontre de leurs rêves.

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