Équinoxe d’automne


“En sa présence, l’âme de la maison s’ouvrit à la musique et à la lumière…”

À ma mère,

Du plus lointain souvenir d’enfance, cette valse portée par le soleil y guidait mes pas au retour de l’école : de Frédéric Chopin, valse n° 9 en La bémol majeur, Op. 69, interprétée par Dinu Lipatti.

Équinoxe d’automne 2019

Un point dans le temps… imperceptible.
Depuis, mon chemin regarde vers l’inexorable “pays du froid“.

Ainsi des quatre saisons de nos âges.

Printemps

une branche du prunier du japon inclinée vers la fenêtre du salon. La musique l’y attire et la lumière feutrée glisse sur l’étagère blonde où crépite parfois —sans excès— l’aiguille du tourne-disque.

Dinu Lipatti, maître du lieu, y séjournait même quand le son s’était tu…
De même, la paire de chaussons roses abandonnés négligemment sur la traverse de la travailleuse pour maintenir tout proche l’idéal massacré par la Guerre.

Été

les fleurs généreuses du vieux rosier blanc s’étalaient sans vergogne sur la treille… Rires d’enfants, liberté naturelle d’une campagne sans danger sinon les rancœurs de temps passés, tenaces. Surtout la table ouverte à toutes les générations, tous les caractères, toutes les aventures et digressions de jeunesse. Au soir, le partage de la ratatouille parfumée de laurier et romarin cueillis au jardin disait l’évasion au-delà de la montagne qui ferme l’horizon où que l’on se tourne. Echanges d’expériences, passion du verbe et des mots. Puis, la guitare de mon frère aspirait le silence…

Automne

au vieil harmonium suffisaient ses sons aigres pour adoucir nos tentatives d’ajuster le chant des psaumes pour le lendemain matin. Une pratique de couverture, destinée surtout à être identifiables dans la société comme héritiers d’une Réforme pourtant bien dévoyée depuis que l’exode rural offrit aux nouveaux urbains de se conformer au monde ambiant… Des rassemblements dominicaux où se mêlaient un docétisme non avouable aux souvenirs de l’adhésion à la Résistance en ses premières heures alors que tant d’acteurs tardifs, aujourd’hui portés au pinacle, y supplantent les si rares pionniers.

Hiver

les murs moussus de la vieille maison forte ralentissaient alors l’invasion des bruines et du vent, complices sournois de l’effacement du jour au profit d’un crépuscule constant. Sans oublier, du fond de la vallée, le mugissement de la rivière encore vierge des détournements de son cours.

Le replis dans la solitude.

Et la musique, toujours

quelques mesures sur le Pleyel à la robe mordorée… Puis les douceurs envahissantes de Chopin, Brahms, Grieg… Dès notre enfance avons-nous été bercés par la musique mêlée à la lumière d’un printemps qui détrônait toutes les saisons.

Une lumière qui nous sauve du cours du temps, en cet équinoxe qui sonna la tombée de la nuit.

Vivre…

avec cette vigueur contenue et le regard amoureux d’une liberté acquise à force de contraintes. Ne pas se plaindre, toujours inviter à la rencontre, à nourrir son désir d’hospitalité, se garder d’un jugement.

Sans faille.

Amoureuse de l’instant, donc de l’éternité, pour que la musique emporte la beauté d’une phrase vers des ailleurs vierges de tout ressentiment. Surtout le plaisir d’en rire pour être encore plus légère.

Après l’envol, son empreinte. À laquelle nous ne cesserons de nous abreuver. Pourtant, cette année, l’équinoxe doucement l’enleva…

à Ferrières, le 23 septembre 2019.

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