où l’on entendait une vieille boîte à musique : la “Maison du luthier“…


Il y a un demi-siècle tout juste naissait à Ferrières un écrin de pierre et de bois : comme un rêve au sortir de l’adolescence crédule avant que, quinze ans après, la société absurde et ignorante n’impose la loi de l’éphémère à la poésie, à la beauté et à la générosité en fermant ce lieu dont tant d’artistes louèrent la magie.

Déodat de Séverac, “où l’on entend une vieille boîte à musique“ : logo-audio de la Maison du Luthier, à Ferrières.

L’inauguration eut lieu le 18 juin 1971. Sur le terre-plein, devant le château, les élèves de l’École de musique de Castres donnèrent un concert dont les notes s’égayaient parfois, aux caprices du vent d’Autan. Georges Tessier, Inspecteur principal de la Musique au Ministère de la Culture, présidait la manifestation. À ses côtés, Albert-P. de Mirimonde : cette personnalité du monde des Arts était l’invité d’honneur du Musée Goya, à Castres, où j’avais réalisé l’exposition de l’été “Les instruments à cordes chez le peintre“. Ses publications en histoire de l’Art rejoignaient un large éventail des interrogations suscitées dans mes études par l’iconographie (notamment sur le langage subtil qui transparaît dans les œuvres artistiques, dont, pour cet éminent chercheur, celui des fleurs dans les tableaux des XVIIè et XVIIIè siècles). L’ayant sollicité pour préparer l’exposition de Castres (ainsi que Geneviève Thibault de Chambure, Conservatrice du Musée instrumental du Conservatoire de Paris), il m’invitait à prendre le thé dans son bureau de Président de Chambre, à la Cour des Comptes. Des conversations empreintes de retenue et de savoir qui plongeaient la pièce dans l’atmosphère de la Régence… chassant vers le dérisoire le brouhaha de la rue.

Pierre Quoniam, Inspecteur général des Musées de Province à la Direction des Musées de France l’accompagnait.

Dans l’assistance, parmi les élus et les personnalités du monde culturel : Jacques Limouzy, féru d’histoire et de littérature ; Geneviève Gauthier, présidente du “Festival Bach“ de Mazamet ; Yves Blaquière fondateur à Sorèze des si attachantes “Musiques de nuit“ ; Françoise Molinier, claveciniste émérite, fidèle entre les fidèles ; ces piliers de la culture dans le Département qu’étaient mes amis Jean Roques et René Rouquier ; le Dr et Mme Limouse dont l’appui était si précieux ; enfin, Gilles Naudet, Directeur du Parc du Haut-Languedoc, qui m’accordait une si grande confiance dans une belle complicité d’objectif.

Le Violon d’Ingres (Musée de Montauban)

Aux côtés de M. Philippe Dupuy, représentant les “Luthiers de France“, se trouvaient bien sûr Claude Tournier et sa femme dont l’atelier de lutherie (transféré à Ferrières depuis la rue de Rome, à Paris) était à l’origine de cette étonnante création.

Au prétexte de remplacer une corde cassée, le premier violon à franchir la porte de cette Maison fut évidemment celui d’Ingres, prêté à l’exposition de Castres. Le surlendemain, dans les rues de la ville, le Festival d’Histoire offrait sa dernière prestation avec pour thème “Musique et Histoire“. L’élan était ainsi donné loin des faits divers répétitifs et ordinaires : un ensemble de manifestations placées sous le souffle de l’amitié et de l’intelligence entre des acteurs aussi divers et, en prime, leur désir de bien faire.

Un creuset pour les arts et la culture

Avec le recul des décennies, le déroulement des activités de la Maison du luthier à Ferrières apparaît comme une aventure enrichie sans cesse et toujours pleine de charme grâce à la confiance d’artistes de renom et de mon entourage. Après les concerts, le parcours des calades menait au château pour une réception chaleureuse et souriante que les grincheux inévitables ne purent jamais atteindre.

L’atelier de lutherie — un temps, le célèbre luthier Étienne Vatelot avait songé organiser à Ferrières des cours d’été de son école de lutherie de Mirecourt— était installé dans une pièce de plain-pied, à l’entrée de la cour de cette petite maison du XVIIè. L’amphithéâtre occupait l’ancienne grange tandis qu’au pied du charmant escalier de granit s’ouvrait une salle d’écoute de disques et enregistrements.

Ce lieu culturel en milieu rural apportait ainsi sa contribution à l’élaboration d’un nouveau concept de tourisme, basé sur une diversité des propositions (ici, autour du monument emblématique qu’est notre maison, le Musée du Protestantisme, l’atelier d’artisanat rural tenu par les habitants les plus adroits et inventifs, la ferme de Las Garrigues alors espace ouvert et festif, la Maison du Luthier, sans oublier le restaurant sur la place), la liberté du visiteur de choisir son parcours, enfin, la convivialité de l’accueil associant les habitants. Un concept qui ne pouvait se résumer à la gestion d’un guichet délivrant des tickets, des signalétiques et des visites guidées. Une formule bien éloignée de ce que désigne aujourd’hui l’appellation si ambigüe de “tourisme-culturel“.

Un florilège de passion et de poésie en faveur de la musique

Le palmarès de ces quinze années d’existence de la Maison du luthier suffit à dire la qualité de ces moments artistiques, dûs à la spontanéité des partages musicaux et à la simplicité de leurs acteurs.

L’admirable poète Atahualpa Yupanki, porteur des embruns des côtes argentines durant deux week-ends consécutifs. Sa voix qui labourait les mots ne m’a plus quitté.

Le très célèbre violoniste Robert Soëtens s’y installa un mois entier pour une classe internationale de violon à laquelle participèrent d’entre ses meilleurs élèves des Conservatoires de Paris et de Moscou. Pour la soirée de clôture le maître qu’accompagnait la pianiste bulgare Minka Roustcheva, offrit un programme de sonates de Prokofiev (bien sûr), Milhaud, Roussel.

Le talentueux claveciniste Jean-Patrice Brosse n’hésitait pas à venir si amicalement de Saint-Bertrand de Comminges avec, dans une Citroën ami 6, son si précieux clavecin.

L’ami fidèle, présent toujours… et si grand guitariste John Zaradin en fit une étape choisie de ses voyages autour du monde avant d’installer son studio d’enregistrement à deux pas de la cathédrale d’Albi (qui semble pourtant toujours l’ignorer).

L’inestimable guitariste Paco Peña, venu en voisin pour animer les Rencontres Internationales de la Guitare que j’avais organisées au Théâtre de la Ville de Castres récemment réhabilité.

L’étonnant duo de guitares de Andrès et Cristo Moreno pour une soirée inondée de passion au partage du Flamenco gitan.

La merveilleuse pianiste Françoise Thinat offrit un choix délicat d’œuvres de Chopin, Debussy et Fauré, concluant son récital par une pièce de Déodat de Séverac.

Le pianiste Jean-Pierre Barbizet dont les visites exigeaient des prouesses pour installer un demi-queue dans l’entrée du petit amphithéâtre.

Avec son regard chargé de tant de souvenirs à partager, Guy Longnon, bassiste un temps de Sydney Bechet, qu’accompagnèrent en un week-end musical d’avril 1977, Jean-Paul et Henri Florens à la guitare et Jean-Marc Menillo à la batterie.

Le Trio Fontanarosa, superbement accueilli dans une soirée mémorable.

À l’occasion du Xème anniversaire de la Commune Libre de Ferrières, le 8 octobre 1976, un quatuor de l’Orchestre de Chambre de Toulouse vint clôturer, avec la participation de Mme Plasson, les manifestations en une soirée de gala prestigieuse.

En duo avec Marie-Claude Pantigny, la violoncelliste Hélène Dautry (invitée à l’initiative de son père, graveur, dont la notoriété s’inscrit dans les meilleures annales artistiques de Montauban) raviva le souvenir dans ma famille de ceux qui jouèrent quelques uns des plus beaux instruments à cordes connus au monde… jusqu’à si récemment.

Jacqueline Ritchie et son Ensemble d’Instruments Anciens, le Quatuor de Provence, l’Ensemble François Couperin, l’Ensemble Prætorius, le Trio Baroque de Provence

À l’abri du hameau de Bonifazy —le bien nommé— la musique était ainsi choyée à Ferrières dont les notes amadouaient la vieille forteresse où, en fin de concert, les grandes salles médiévales réservaient aux artistes l’accueil chaleureux qui charmait tant le public.

En avant-première de leur entrée sur scène

Macha Makeïeff qui nous fait l’amitié de se souvenir de Ferrières.

Katy Arson, aujourd’hui programmatrice au Théâtre Douze parisien, qui sut réserver énergie et disponibilité à cette indéniable aventure.

René Lombard, metteur en scène, helléniste et poète, dont la fidélité ne se démentit jamais qui rejoignait Ferrières dès la porte refermée du Théâtre du Chien qui Fume au Festival d’Avignon;

art graphique et photographies

Exposition des œuvres de Roger Vieillard, Enrique Marin, François Lunven, George Ball et Claude-Jean Darmon (“5 visages de la gravure contemporaine“ – 1969).

Gaston-Louis Marchal (“Le Sidobre à l’heure du poète Cambos“ – 1972).

Claude Nuridsany et Marie Pérennou (“insectes et papillons“ – 1974) à l’invitation de leur collègue photographe Roland Laboye.

Charles Camberoque louant la Fête en Languedoc.

Œuvres peintes et estampes de Anne Granier en écho aux gravures de Goya.

Jean-Luc Fauvel qui y installa un temps son atelier.

En guise de final…

Tant d’autres artistes et créateurs bénéficièrent de la Maison du Luthier et de notre confiance : d’aucuns et non des moindres laissèrent leur signature dans mes souvenirs. Certains, revenus récemment mais dans un autre cadre, ne prêtèrent plus l’attention qu’appelle la continuité du temps comme pour souligner la vertu de l’oubli à l’orée des passions de jeunesse. Car l’aventure fut un sublime présent de poésie, de charme et de beauté que m’accorda ce pan du chemin parcouru. Je n’en suis pas sorti indemne, bien de mes amis non plus.

La fin même en fut à la mesure. Le 23 juillet 1988, avec quelle joie j’accueillais la Princesse Cecilia de Medicis-Horwitz, amie si chère et proche de notre famille, qui conduisait à Ferrières l’immense chef d’orchestre Lorin Maazel, venu de Los Angeles pour goûter à La Gesse d’un été reposant. Une journée surprenante, si paisible, si belle.

Une date inscrite dans l’histoire de notre maison, car le récital de violon que nous offrit le maître dans la Salle du Commandant fut un présent inestimable ! inoubliable…

… à l’aube du crépuscule.

Le rêve nourrit la réalité… qui le submerge

S’évanouir reste le propre de tout rêve fut-il réalisé. D’autant plus s’il se trouve à la marge comme l’est par nature le monde des arts et des artistes. Ce qui explique que le réveil n’en soit que plus cauchemardesque.

Archets et claviers disparurent des gorges sauvages de l’Agoût, certains vendus sous le manteau ; l’amphithéâtre —à l’acoustique à ce point exceptionnelle que Eddie Barclay pensa y réaliser des enregistrements— fut emporté dans la vente du bâtiment par la Commune. Évidemment, puisque aux fâcheux s’étaient associés goûteurs de vains pouvoirs, esprits chagrins ou jaloux et, bien sûr, à leur traîne, quelques avides de biens terrestres.

Culture, tourisme et aménagement fin du territoire : initiatives d’un autre temps

Aujourd’hui, le luthier de Ferrières n’a plus pour épitaphe qu’une mention sur des panneaux indicateurs de randonnée pédestre. Les amateurs de marche à pied doivent certainement s’interroger sur la signification de cette appellation.

Cette anecdote me paraît illustrer la réduction de la dimension culturelle en zone rurale au seul argument de “produits touristiques“. Un statut répondant généralement à des schémas datés, classiques sinon ordinaires, qui relèvent souvent d’ambitions éphémères et atteignent ainsi difficilement leur objectif initial de contribution à l’expression d’un terroir. Musées, visites guidées, signalétiques se limitent à une présentation a minima des curiosités sous un langage descriptif sommaire, étrangement traduit à l’adresse de seuls regards extérieurs.

L’expression culturelle des territoires ruraux —a fortiori de moyenne montagne— ne peut se limiter à répondre aux attentes de pratiques culturelles urbaines en désir de dépaysement. Ce ne sont pas des zones de seconde classe. Il s’agit au contraire d’identités fortes et donc attrayantes mais essentiellement en vertu de leur authenticité. Non pas authentiques au sens de références à un passé qui se prolongerait, mais au travers d’une affirmation de qualités intrinsèques reconnues. Celles d’un art de vivre, qui en font la spécificité vues de l’extérieur : un témoignage de leur participation active et actuelle à la civilisation contemporaine.

L’une des expériences réussies en ce domaine fut celle conduites par les créateurs des Parcs régionaux en France d’où fut issu le concept initial des Maisons de Parcs (totalement différent de ce que cette appellation recouvre aujourd’hui) : né d’une réflexion soutenue sur les notions de culture en milieu rural et de partage avec les publics extérieurs (essentiellement urbains). Pour y avoir participé activement (création de Maisons du Parc en Lorraine, Corse, Brière, Haut-Languedoc), je peux témoigner que cette réflexion permit d’atteindre l’exigence d’espaces d’expression propre aux habitants et les aménager comme lieux de rencontre avec le visiteur, établis au service du développement socio-économique et à la mise en valeur de leur environnement. Des lieux participant à l’évolution et à la diffusion du savoir sur un terreau local original et majeur.

Cette conception de la rencontre entre phénomène touristique et culture de la moyenne montagne relevait de ce qui s’intitulait l’aménagement fin du territoire. Des réalisations aussi exemplaires qu’éphémères puisque emportées par le flot d’un usage touristique maladroitement pensé de ces terroirs dont la fragilité ne relève pourtant non seulement de l’existence de la Nature mais aussi et surtout de l’art de vivre de ceux qui l’habitent.

Monographie de Ferrières à l’usage des enfants
Par chance, la musique a l’écho pour survivre !

Si, à Ferrières, la musique au “château enchanté“ s’est estompée, voici qu’en vallée voisine du Gijou se lève le désir de transformer une autre demeure austère en château enchanteur : la nouvelle selon laquelle serait accueillie à Lacaze l’une des collections remarquables d’instruments de musiques traditionnelles de l’Occitanie m’a enthousiasmé. À cinquante ans de distance le relais est saisi —du moins je le formule ainsi—, dans cet édifice dont la restauration exemplaire (sous l’impulsion que lui apportèrent avec détermination et constance une lignée des premiers magistrats de la Commune), vient à point nommé trouver son couronnement avec ce projet porté par l’actuel Maire, Alain Ricard, dont je sais combien il saura franchir toutes étapes qui le séparent du succès !

Le gant est relevé : la musique, déjà présente avec ces belles soirées de “Lacaze en Jazz“, était nostalgique de la montagne du Haut-Languedoc —grandiose et secrète à la fois—, de ses espaces privilégiés où l’artiste et l’amateur trouvent refuge et silence, de cette terre où se cultivent la courtoisie et la simplicité. Les instruments y connaîtront une nouvelle vie et nous-même un nouvel élan. Nombreux sont les amis qui manifestent déjà leur adhésion à ce challenge nécessairement gagnant : de Limoux à Céret, en passant par Toulouse, l’Aveyron et bien au-delà de nos frontières. À Ferrières, certes, en totale complicité.

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