Échafauder un projet confine au rêve ; passer au réel n’en est que plus audacieux


Les moyens techniques ont réussi à engloutir notre apprentissage constant de la vie : dorénavant, évoquer l’attrait du virtuel est obsolète puisque le virtuel déjà nous domine. Seul reste à notre disposition l’unique maître-mot de chaque instant : “il est interdit de sommeiller“.

Image-reflet de cette irruption dans notre quotidien à Ferrières

Un assemblage de métal en guise de bannière : au second jour de mai 2022, l’histoire du lieu retiendra l’installation de deux “sapines“ sur les façades du logis principal de la maison. Un siècle et demi que les personnages peuplant les décors sculptés n’avaient pas été dérangés dans leur sommeil propre à susciter nos rêveries.

Desservant les toitures et souches de cheminées, cet équipement est le préalable à l’engagement des travaux d’urgence programmés à Ferrières durant les deux prochaines années. Il intervient à la suite de trois ans d’efforts nécessaires pour caler les financements, entériner les déclarations administratives et produire l’étude préalable destinée à fixer la succession satisfaisante des chantiers espérés.

Ainsi, au début de ce mois de mai, le temps semblait s’accélérer. Mais c’était sans compter avec les difficultés imposées aux entreprises dans la conjoncture économique actuelle.

La réalité in situ confrontée aux agendas urbains

Un mois d’attente interminable sans aucune information sur les raisons de ce retard, noyé dans un silence qui confinait au vide : nulle perspective à laquelle m’accrocher. Une épreuve.

Finalement, la nouvelle attendue survint : le 13 juin, le château vivra enfin au rythme des allées-venues des couvreurs et des maçons. Le village vibrera aux aléas du chantier portés par le vent depuis les faîtages. Aux limites de l’incompréhension, ma patience sera-t-elle récompensée.

Il restera de cette phase première, l’impression que le monde urbanisé est totalement étranger aux conditions d’existence dans les Montagnes du Haut-Agoût. De la maison fièrement campée sur son rocher, je n’aurais jamais imaginé que n’en soit retenue que l’image portée sur des écrans grâce à un drone agile ou un dessinateur doué. Par-dessus tout, je n’avais pas prévu que l’intimité de notre maison serait —non plus assiégée par des touristes peu scrupuleux—, mais désormais mise en pâture à tous horizons sur des sites de vente de photographies volées (y compris de notre appartement !) ou par le biais de reconstitutions graphiques numérisées que l’on aura oublié de me communiquer.

Une demeure habitée ne se résume pourtant pas à un objet de préoccupations matérielles : sa vie en est une composante essentielle. Paramètre qui est d’ailleurs aussi précieux lorsqu’il s’agit d’un site accueillant du public, quel que soit son statut.

Appréhender un édifice hors de son contexte : une gageure ?

Les données documentaires accumulées dans quelque bureau de chercheur ou d’acteur de la restauration deviennent le socle des décisions à prendre : ainsi, une reconstitution virtuelle fournit-elle les directives d’un schéma directeur qui ne peut être, pourtant, que partiellement fidèle à l’édifice. Le reproche que l’historien Thierry Wanegffelen faisait à ses étudiants d’ignorer ce qui n’est pas dit dans les archives pourrait s’appliquer à ceux qui résument un bâtiment à ce que leur transmettent les seules représentations photographiques et numériques. Car la vie même du bâtiment, son environnement, l’appréciation sensible (poétique souvent) qu’il suscite appartiennent à son essence au même titre que les matériaux choisis ou à choisir pour sa conservation.

Sinon, comment éviter un décalage entre l’intervention projetée et les contraintes propres au bâti ? Comment inscrire sans rupture la restauration de l’édifice dans le processus qui a conduit à son état actuel ? Comment accorder l’existence du monument à l’époque contemporaine si le restaurateur s’affranchit des motivations de ses prédécesseurs sur lesquelles, pourtant, s’est élaboré le vaisseau de pierre y compris sa portée symbolique perçue par les publics ?

Au fil de ces dernières années, l’importance du tourisme culturel a projeté les richesses du patrimoine au rang d’enjeux qui les dépassent. Constat perceptible à Ferrières comme dans nombre de monuments (privés ou non), devenus le jouet des collectionneurs de souvenirs de voyages, qu’ils soient visiteurs, voyageurs ou encore chercheurs universitaires et autres hommes de l’art. Jeu probablement éphémère d’ailleurs puisque toute information et découverte ne durent que l’instant de leur valorisation. Avec si peu de considération pour la “connaissance“ profonde que pourrait pourtant révéler leur vision, même si elle est par nature superficielle.

De surcroît, l’authenticité d’une maison familiale mérite tellement mieux. Nombre de générations lui ont consacré leur passion, leur vie afin de préserver et accumuler la moindre parcelle d’enseignement que leur demeure vient offrir à leur enracinement. La continuité est un atout considérable puisqu’inhérente au façonnage du patrimoine subsistant. Un facteur d’identité supplémentaire et tellement apprécié du public (comme des spécialistes et amateurs).

J’en retiens cette dure leçon : à trop cultiver l’hospitalité se nourrit l’amertume. Devant l’ignorance du “devoir de visite“ par celui qui franchit la porte de la demeure que lui ouvre son hôte, comment ne pas ressentir un manque d’égards inélégant, ressemblant à l’intrusion —datant d’une époque que l’on pensait surannée sinon anachronique— de colons dans une civilisation indigène.

Accompagner un édifice dans son voyage vers l’avenir : un “ouvrage… vingt fois remis sur le métier“

Le professionnalisme est d’autant plus respectable qu’il se nourrit de l’écoute : apprentissage constant, étranger à tout enfermement dans des coteries du savoir. L’étude au travers de données demeure un support ; la connaissance du sujet y puise certes des confirmations mais ne peut s’y résumer : l’ouvrage ne s’accomplit pas dans l’abstraction de la réalité, au contraire il doit s’y ancrer pleinement, refusant de privilégier le paraître au détriment de l’existant.

Sentiment pesant, donc, au sortir de ces années récentes. Heureusement compensé par l’adhésion aux principes fondateurs de l’hospitalité de quelques personnes que je rencontre dans cette aventure.

Des amis attentifs, dévoués, présents ; qu’ils soient curieux, amateurs ou savants, collectionneurs amoureux de belles œuvres, chacun dans son domaine d’investigation. D’aucuns, artisans du programme de restauration, dont la pertinence devient une source de redécouverte de la maison que je pensais connaître si bien. Sans oublier les donateurs, spontanément généreux, venus appuyer l’ambition du programme. Un entourage inestimable.

Enfin, par leur fonction, les responsables de l’Administration dont la mission échappe à l’immédiateté puisque vouée à la maintenance de ce qui assure la pérennité de l’action de l’État et qui savent donc qu’un ensemble monumental doit être accompagné suivant des règles éprouvées depuis un siècle : je leur dois beaucoup.

Rebelle parce que probablement élevé dans l’âpreté aimable de ces montagnes du Sidobre et des Cévennes occidentales, je préserve au-delà de ce lourd constat la portée de tels encouragements si appréciables. L’accompagnent deux qualités : rigueur et distance, si puissamment inhérentes à la tâche du mainteneur.

Ferrières, persévérant, poursuivra sans conteste l’écriture de son histoire.

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